ŒUVRE PRÉSENTÉE :
« Circle XXII »
Vidéo/installation

« Le moins que l’on puisse demander à une sculpture,
c’est qu’elle ne bouge pas ».
Salvador Dalí[1]

N’en déplaise au marquis de Púbol, les sculptures peuvent bouger… Tout en restant stables… C’est ce que Christophe Dentin nous démontre dans ses œuvres. Indéfinissables, ni vidéos ni peintures, ni sculptures ni installations, ni stables ni mobiles, ses productions interpellent et déstabilisent. Elles jouent sur une évidente séduction, dès le prime abord, pour mieux captiver, happer le regardeur dans un abîme dont il ne sort pas indemne. Comme le souligne Baudrillard – « La séduction représente la maîtrise de l’univers symbolique, alors que le pouvoir ne représente que la maîtrise de l’univers réel. »[2] – c’est dans un monde immatériel qu’il faut rechercher les véritables raisons de cette attraction irrésistible.

Christophe Dentin procède en collectant des fragments de films appartenant à la mémoire cinématographie collective, des origines à nos jours. Il les distancie en les recadrant, en altérant leur luminosité, leur contrastes, leurs couleurs, leur texture, leur grain. Il les assemble ensuite par séries de trois pour former des boucles de quelques minutes, répétées à l’infini. Les juxtapositions, avec leurs ruptures marquées de couleurs, d’ambiances et de formes, semblent échapper à toute logique narrative. Elles n’en sont pas moins fascinantes, quasiment subliminales, ouvrant large les portes de l’imagination chez le regardeur. Le dépaysement est complet. On pense au propos de Michael Cimino : « On fait des films pour la même raison qu’on entreprend des voyages. »

Si la vidéo a, depuis quelques décennies, obtenu ses lettres de noblesse en tant que forme d’expression artistique à part entière, rien n’est plus tristement banal que sa diffusion, matérialisée par des cassettes ou des disques numériques, insérés dans des lecteurs de salon, impersonnels, projetant leurs images sur des supports sans grâce qui serviront, quelques minutes plus tard, à diffuser les images débilitantes des chaînes télévisées. Christophe Dentin contourne le problème en proposant, dans la descendance de Nam June Paik, qu’il admire, mais avec une très grande simplicité de moyens, une intégration de ses vidéos dans des constructions plastiques qu’il nomme sculptures numériques. Dans leur forme la plus simple, elles sont diffusées sur des écrans plasma intégrés dans des armatures en acier poli faisant office de cadres, rectangulaires, carrés ou circulaires, qui les enchâssent. Leur fini est méticuleux, froid et rigoureux, contrastant avec la chaleur douce et précieuse des vidéos qu’elles mettent en valeur. La solidité simple et durable du cadre, alternativement et simultanément étroite meurtrière, fenêtre ou trou de voyeur, relève le caractère éphémère et fuyant des images, rendant nécessaire, pour s’affirmer pleinement, l’indispensable présence d’un tiers, d’un observateur.

Mais que l’on ne se trompe pas. Christophe Dentin ne nous convie pas à la seule contemplation d’un bel objet aux indéniables qualités esthétiques. Pas plus à la découverte d’une installation ou d’une séduisante proposition in situ. Ses propositions tiennent de toutes ces techniques mais les récusent dans le même moment. Il s’agit de bien autre chose… L’artiste cherche avant tout un écho chez le spectateur. Si occupation de l’espace il y a, c’est surtout de celui, mental et imaginatif, à géométrie variable et changeante, du regardeur. Il est question d’apparitions et de disparitions, de spectres et de solidité, de mouvement et d’équilibre. Mais la temporalité n’est pas celle de notre monde. Elle est celle de la conscience humaine, faite de suspensions et de répétitions, de fixations et de cristallisations, d’oublis et de réminiscences, d’affectivité et de distanciation.

Les fragments de vidéos, mis bout à bout, ont quelque chose de dérangeant, tant dans le retour cyclique des séquences que dans leur indétermination permanente. Le spectateur a tout juste le temps d’échafauder une hypothèse sur les images qu’il décrypte que le fragment suivant s’enchaîne. Il lui faut attendre son retour, deux minutes plus tard, pour reprendre ses conjectures. Mais c’est une reprise à zéro car les deux sections intermédiaires ont ajouté à son indécision et élargi le spectre des possibles. Il en résulte une sorte d’addiction quasiment hypnotique, dans laquelle le possible devient progressivement nécessaire[3]. L’attention du regardeur subit une tension, à la limite de l’irritation, un malaise devant l’insaisissable près d’être agrippé et qui s’enfuit. On pense à la définition que Lars von Trier donne d’un bon film : « Un film doit être comme un caillou dans une chaussure. »

Christophe Dentin ne peut pas renier sa formation initiale de peintre. Dans une de ses œuvres, Square VI, datée de 2010, une pièce carrée, encadrée d’une large bordure d’acier poli, une séquence montre une bougie en train de brûler. La référence à un des chefs-œuvres de Gerhard Richter est limpide. Mais, là où Richter exprime le mouvement avec une peinture fixe, notre artiste suggère la fixité et la stabilité avec une image mouvante. Cette séquence est précédée (et suivie) par la vision d’un homme seul, de dos, courant dans un univers plongé dans une lumière violacée, puis par un gros plan de baiser de cinéma baigné dans une atmosphère orangée. Dans ce montage, la question se pose de ce qui est visible – et, somme toute, assez banal – et de ce qui ne l’est pas, seulement suggéré, laissé à l’imagination du spectateur. Le spectre des interprétations potentielles est largement ouvert. On se situe ainsi à l’opposé d’une certaine tyrannie – pour ne pas dire d’une dictature – des images que notre environnement nous impose. Pour reprendre le propos de Jean-Luc Godard, les œuvres de Christophe Dentin se situent donc aux antipodes du téléfilm : « Il y a le visible et l’invisible. Si vous ne filmez que le visible, c’est un téléfilm que vous faites. »

Dans la série des Tower, 2013, la filiation avec les Signaux de Takis est évidente. Dans les deux cas, les tiges, ancrées au sol par des socles pesants, très présents, se terminent par des têtes sur lesquelles se concentre toute l’attention. Mais là où la vibration des œuvres de Takis est obtenue par une oscillation des tiges – oscillation rendue impossible depuis que ces œuvres sont devenues pièces de musée, donc intouchables – chez Christophe Dentin elle résulte de l’animation des vidéos enserrées. Même si les tiges sont accessibles le spectateur n’éprouve aucun besoin de les faire vibrer. Une sorte de revanche, en négatif, de la frustration de ne pas pouvoir faire tanguer les œuvres de Takis. Dans les Totems, 2011, qui avaient précédé cette série, les têtes sont constituées par des picopro­jec­teurs projetant les images animées sur les parois voisines. Là aussi, aucune envie de faire bouger la tige. Le mouvement obsessionnel des images, s’immisçant, comme des fantômes procédant par effraction, dans l’environnement architectural, suffit à saturer la curiosité du spectateur.

Séduction se muant en envoûtement hallucinatoire, mais tout en douceur, en suggestions à peine appuyées, donnant l’impression illusoire de laisser toute sa liberté à sa proie, à l’instar du propos de Barbey d’Aurevilly : « La séduction suprême n’est pas d’exprimer ses sentiments. C’est de les faire soupçonner. »[4]

Louis Doucet, janvier 2014

[1] In Les cocus du vieil art moderne.
[2] In De la séduction.
[3] « Le possible n’est pas loin du nécessaire » disait Pythagore.
[4] In Pensées détachées.

Si Christophe était une œuvre d’art ?
Roden Crater de James Turrell.

Si Christophe était une couleur ?
RVB.

Si Christophe était un monument parisien ?
Beaubourg.

Si Christophe était une chanson ?

LIEU D’EXPOSITION :
logo JDecour
(Au Théâtre)
12, avenue Trudaine
75009 Paris
Plan Google ici

Site internet : www.christophedentin.com